En France, on ne cesse d'évoquer l'Allemagne et la récente interview du président de la République en a été un exemple particulièrement corsé, puisqu'en moins d'une heure il a cité plus de vingt fois le nom de ce pays, comme si la politique menée Outre-Rhin devait être le seul modèle autorisé, la panacée à toutes les difficultés économiques et sociales que traverse notre pays !
Or, que sait-on de l'Allemagne en France? Guère plus qu'à l'époque de madame de Staël ! Je me souviens d'une dame très bien, appartenant au Quai d'Orsay et venue à Berlin pour y rencontrer les chefs des établissements scolaires français de l'Est de l'Europe. Avant les réunions de travail, il avait été prévu par les services de l’ambassade un tour de Berlin en bus et j'avais eu le privilège d'être assis à côté de cette personne. Nous roulions à travers les larges avenues de la ville et je pensai qu'il serait bien que j'adresse quelques paroles à ma voisine qui semblait se morfondre sur son siège. Manquant d'inspiration, je lui demandai (mais il faut bien se lancer!) si elle avait déjà séjourné à Berlin. Elle me répondit par la négative et ajouta après un long silence que j'hésitai à interrompre: "Je n'aime pas Berlin. C'est moche, c'est lourd. Regardez ces façades, ajouta-t-elle en pointant l'alignement des immeubles de la französische Strasse. Pompeux et pompier. Le caractère allemand en plein." Un peu refroidi par cette impérieuse déclaration qui rappelait les accents du Barrès de Colette Baudoche, je ne me décourageai pourtant pas et, après quelques minutes de silence, j'osai une seconde question: "Et vous étiez souvent en Allemagne?" La dame me jeta un regard excédé et soupira: "Non! Je n'aime pas l'Allemagne et je n'y suis venue que parce que j'y suis contrainte."
Cette personne voyageait avec ses préjugés défavorables et ne voulait rien voir d'autre; le président Sarkozy faisait en sorte de faire croire qu’il admirait la politique allemande, pensant sans doute convaincre ainsi des électeurs putatifs et peu au courant des réalités.
En fait, l’Allemagne ne mérite ni excès d’honneur ni indignité.
Pour n’en rester qu’à la vie de tous les jours, à l’existence quotidienne de madame et de monsieur Tout-le-Monde, il y a fort à parier que les Français auraient eu du mal à accepter la cure imposée par M. Schroeder avec son agenda 2010 : l’augmentation considérable de l’âge de la retraite, la multiplication des petits boulots, les « jobs à 1 euro (de l’heure) », la prolifération des emplois à 400 euros (20 ou 25 heures par semaine voire plus, ni retenues, ni charges sociales ni impôts), la différence de salaires entre l’Est et l’Ouest qui fait que, par exemple, une coiffeuse à Leipzig peut devoir se contenter de moins de 4 euros de l’heure, la diminution des allocations chômage, le RMI (Hartz IV) calculé au plus juste quand le gouvernement se bat bec et ongles, recherche le consentement national pour ne pas accorder une augmentation mensuelle de plus de 5 euros à ces gens supposés ne pas travailler, mais qui, pour beaucoup d’entre eux, ne gagnent pas assez pour vivre de leur activité et ne peuvent survivre que grâce à cette allocation chichement calculée… Et puis, quand on dépend de l’aide sociale en Allemagne, on est soumis à quantité de contrôles : a-t-on une voiture ? Est-elle bien nécessaire ? Que dépense-t-on ? Va-t-on au café, au cinéma ?… Non seulement l’aide accordée est maigre, mais il faut encore en justifier l’usage. Des fonctionnaires sont d’ailleurs chargés d’espionner ces « profiteurs » de la générosité publique afin qu’ils n’abusent pas ; certains vont jusqu’à examiner le fond des poubelles pour témoigner que ces parias vivent comme ils le doivent : pauvrement ! La ministre de la famille s’est fait fort d’obtenir pour les enfants les plus démunis des « chèques éducation » que les familles peuvent monnayer contre des cours supplémentaires, des activités sportives ou culturelles : surtout ne pas donner d’argent aux familles, qui en feraient certainement un mauvais usage ! Il y a quelque temps encore, le propriétaire d’un appartement ou d’une maison ne pouvait prétendre aux aides sociales, à Hartz IV : il devait d’abord être totalement sur la paille !
Environ 15% de la population est officiellement considérée comme pauvre et la pauvreté est comme partout héréditaire… On clame la baisse du chômage mais les agences de l’emploi ne le cachent pas : en 2011 par exemple, 30% au moins des personnes rayées des listes ne l’ont été que parce qu’elles n’ont tout simplement pas renouvelé leur demande, qu’elles ont été considérées comme impossibles à placer (les mères de jeunes enfants par exemple) ou qu’elles ont refusé les offres qu’on leur a faites (au moins 3 !). Ajoutons le nombre certainement important de tous ceux qui se contentent de plusieurs « jobs » à 400 euros, des créateurs de mini- entreprises (1000 euros par mois pendant 6 mois au maximum, mais quasi impossibilité de retourner pointer en cas d’échec), des employés de plus en plus nombreux de firmes de sous-traitance...
Des conditions sociales dures pour les petits, très dures même et que renforcent une médecine en réalité à deux vitesses même si officiellement on refuse de l’envisager : les patients « privés » qui bénéficient de passe-droits et les autres… De nombreux médecins d’ailleurs, mécontents des conditions qui leur sont faites par les caisses maladies (37 euros par « client » et par trimestre quel que soit le nombre de visites) abandonnent d’ailleurs le secteur public et se consacrent uniquement aux privés, ce qui n’améliore pas les choses. Nous parlerons dans une autre communication de l’école.
En même temps, sur beaucoup d’aspects, la vie en Allemagne peut être plus chère qu’en France.
Accepterait-on sans broncher en France que le Kwh d’électricité coûte entre 22 et 24 cent, que la consommation d’eau soit deux fois plus onéreuse, que les assurances automobiles soient doublées, que les voitures diesels payent un impôt bien supérieur à celui des voitures à essence, qu’il soit décidé un beau jour que votre voiture pour des raisons de sauvegarde de l’environnement et de la qualité de l’air soit interdite dans telle ou telle ville, dans telle ou telle région. Verrait-on d’un bon œil que les assurances maladies fassent de plus en plus une place à la responsabilité du malade, aux mesures qu’il prend pour s’assurer une véritable hygiène de vie ? Achèterait-on encore beaucoup de journaux quand le prix de vente est au moins le double de ce qu’il est en France (même si les quotidiens allemands offrent en général un panel d’informations bien plus large que chez nous), payerait-on sans broncher une redevance pour l’audio-visuel deux fois plus élevée ?...
Mais l’Allemagne, c’est aussi un pays où les loyers sont relativement moins onéreux qu’en France, avec une qualité des constructions généralement meilleure. Les prix de la consommation courante (alimentation, confection…) sont également inférieurs et on peut manger, boire partout à des prix décents. Les transports en commun (assez coûteux) couvrent tout le territoire. C’est un pays où l’on trouve peu de « zones poubelles », de territoires délaissés, de taudis, mais les propriétaires sont contraints à entretenir leurs biens et à respecter certains standards. La solidarité, à travers les organisations privées, les associations est autrement importante que chez nous. La vie culturelle est elle aussi particulièrement développée : pas une ville, pas un village, pas un endroit où il n’y ait régulièrement de manifestation de qualité… Quant à l’aspect des villes et des campagnes, la dame du Quai d’Orsay aurait dû faire taire ses préjugés et se pencher davantage sur les réalités : il y a quarante-cinquante ans, on voulait faire disparaître (et cela pouvait se comprendre) de Strasbourg les « traces » de l’occupation allemande, ces « affreuses » constructions wilhelmiennes ; aujourd’hui, on désire les classer, les protéger, les présenter comme un des joyaux de la ville ! La lourdeur allemande est un mythe ou plutôt, on ne compte pas plus d’horreurs architecturales en Allemagne qu’en France et on peut même affirmer que les villes sont beaucoup moins défigurées par d’innombrables « zones industrielles » ou commerciales et par les forêts anarchiques de panneaux publicitaires !
Les citoyens se sentent peut-être davantage concernés par les questions d’environnement, ils sont plus conscients de leur rôle possible et de leurs responsabilités. Le système politique est lui-même plus « démocratique » en ce sens que le Parlement est une instance incontournable et que la chancelière ne peut imposer ce qu’elle veut comme le roi Sarko. En revanche, les députés de la gauche allemande (Linke) sont soumis à un contrôle policier !
En fait, des deux côtés du Rhin, deux traditions différentes se sont développées même si les points communs sont nombreux. Les mentalités, cette résultante dont les composantes sont historiques, religieuses, économiques, géographiques, culturelles divergent
Mon beau-père, qui ne possédait pas un sou et pas un bien, se contentant d’une maigre retraite pour vivre dans son logement social, lisait chaque samedi les cours de la Bourse et se réjouissait de voir les cours augmenter ou se désespérait quand ils baissaient. Il se sentait solidaire de ce monde du capital et trouvait tout à fait normal que d’autres gagnent énormément d’argent. En revanche, il aurait été fort en colère de voir que le président de son pays n’ait pas hésité à se mêler à des trafics proches de la malhonnêteté ou de l’abus de pouvoir. Comme beaucoup d’Allemands, il avait une vision angélique des puissants, persuadé que l’ordre social était le meilleur des mondes. Dans de telles conditions, on est prêt à accepter beaucoup, à endurer tous les sacrifices et toutes les difficultés.
Il est absurde dans ces conditions de penser qu’on puisse reproduire à l’identique en France ce qui semble fonctionner en Allemagne, d’autant plus que dans ce dernier pays on compte plus de 40 millions de travailleurs et que la France doit tourner autour de 20 millions !
Enfin, dans les deux cas, le même système est à l’œuvre mais il progresse par des chemins différents : réification des individus, consumérisme établi en dogme, le libéralisme érigé en veau d’or. Les nuances, les angles d’approche varient et font croire qu’ici ou là les choses vont mieux, mais ce mieux est relatif.
On ne refera jamais un nouveau monde avec les débris de l’ancien, que ces débris viennent d’un côté ou de l’autre du Rhin, d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, mais la République universelle d’Anacharsis Cloots (un philosophe allemand et français) reste à construire.